• Petit conte des deux pommes

    Petit conte des deux pommes

    La première, la plus jeune, a la peau lisse, bien tendue, le teint brillant...

     

    Bref, elle est vraiment verte ; toute verte.Cependant elle est un peu angoissée. Elle n’est pas verte de peur, mais elle ne se sent qu’un vague numéro parmi ses consœurs jumelles, toutes alignées impeccablement dans une  caisse en plastique estampillée de tous les côtés.

    Depuis que le chef de rayon a réussi à placer un éclairage spécial juste au dessus d’elle, elle souffre énormément de la lumière aveuglante. A ses objections, le chef de rayon a répondu sèchement que « c’était pour attirer les ménagères » et qu’elle avait bien tort de vouloir échapper ainsi au choix d’une famille et rester isolée.

    De temps en temps,  des mains anonymes la tâtaient, la soupesaient ; cependant on ne peut pas dire que c’étaient des caresses. Un jour – pour être précise, une après midi vers quatre heures –  un enfant l’avait même mordue ; cela lui avait  rappelé le temps où elle avait reçu des coups pendant son long voyage. D’ailleurs, de cette folle expédition, elle n’avait gardé qu’une sèche étiquette :  « origine : Chili ; catégorie : 1 ; variété : Granny Smith ». Juste avant de partir de là bas, un ramasseur de fruits – un étranger - avait essayé de lui remonter le moral en lui parlant de cette grand-mère, qui aurait existé, et dont - forcément – le nom devait représenter pour elle un viatique de la meilleure qualité.

    A ce moment, une main féminine la sépara  de ses commères pour la peser, comme cela, sans façon, sans même  la mettre dans un sac, directement sur le plateau de la balance ; au moins elle n’étoufferait pas. Une vilaine étiquette – encore une - lui fut collée sur la joue. Commença alors un tournibouli  phénoménal. Elle se retrouva coincée dans une sorte de cage métallique, sous d’énormes blocs cubiques remplis de liquide ; respirer  devenait  une véritable souffrance à cause d’un petit bidon bleu qui dégageait une terrible odeur (1). N’importe comment,  elle voyait de moins en moins le sol chavirer, tanguer, virer ni même les centaines de chaussures, plus ou moins neuves, plus ou moins brillantes ou pauvres, vieillottes ou « branchées ».

    Son passage sur un tapis roulant fut encore plus bref et remuant. Un terrible pistolet crachait des zébrures rouges sauvages, ce qui  l’aveugla encore un peu plus. 

    Dehors elle sentit l’air frais,  mais cette sensation ne fut que de courte durée : la même main qui l’avait arrachée de sa caisse  la jeta sans plus de manières sur un tapis gris rempli d’objets ; elle roula jusqu’à se cogner contre la paroi de cette nouvelle prison qui vibrait. Un claquement sec et ce fut le noir total.

    Très peu de temps  plus tard (mais elle perdait la notion du temps) elle fut projetée en arrière, puis en avant, puis en arrière et finit par caramboler  le petit bidon bleu et sa terrible odeur. Après un grand nombre de virevoltes nocturnes, les choses commencèrent à se calmer ; moins de bruit, moins de vibrations, moins de chocs…La lumière revint, aveuglante. Toujours la même main s’empara d’elle, et après un court trajet, elle se retrouva une fois encore dans une sorte de prison, dont les parois dures étaient vaguement translucides. L’obscurité de nouveau l’envahit et elle ressentit un froid humide s’abattre sur elle. Après son bref séjour au magasin elle n’avait pas l’habitude de telles températures ; elle allait même se mettre à tousser lorsque la lumière revint. Cette fois une main différente l’agrippa ; en un éclair elle vit s’ouvrir un trou béant bordé de remparts blancs, aigus. Sa joue fut arrachée. La main la reposa dans un cendrier fumant. Deux  jours plus tard la femme de ménage la jeta au fond de la poubelle. Personne n’eut plus jamais de ses nouvelles.

     

     

    La seconde avait du affronter mille embuches pour grandir.

    Petit conte des deux pommes

    Il faut dire que l’arbre où elle avait vu le jour était perdu au fond d’un petit vallon, un peu froid au printemps mais frais en été. Ces conditions naturelles ne permettaient pas une croissance rapide. Par ailleurs ce lieu attirait beaucoup d'insectes ; outre des mouches (grises, gentilles et propres), les fidèles abeilles évidemment, mais aussi guêpes, bourdons, coléoptères,  coccinelles et chrysomèles... C'est surtout parmi les abeilles qu'elle avait le plus de copines. Les beaux jours de soleil, leur présence était une fête : elles soignaient leur arrivée, prenaient le temps de se présenter, travaillaient proprement, et même elles repartaient avec un petit "à la prochaine" que bien sûr aucun être humain n'entendait.

     Certaines années – ce qui devenait fréquent – le vent cassait quelques branches de sa maison. Alors le  tronc moussu penchait encore un peu plus... A cause de  tous ces tracas la peau de Petite pomme devenait ridée,  marbrée et même atteinte parfois de petits trous gris. Bref, on ne peut pas dire que sa silhouette était des plus conformes aux canons esthétiques. Des promeneurs la trouvaient presque inquiétante ; "on dirait un nez de sorcière" avait-elle entendu. 

    Elle n’avait pas beaucoup de frères et sœurs mais leurs relations étaient chaleureuses, même si chaque membre de la famille était  un peu éloigné des autres.

    Par une  belle matinée d'automne une famille installa son pique nique à l’abri du pommier.

    Nappe claire, paniers remplis de belles et bonnes choses ; un vrai pique nique, comme dans les films ! Les enfants avaient vite remarqué Petite pomme. Au moment du départ, l’un d’entre eux tendit la main vers elle, la cueillit doucement en la faisant tourner légèrement.

    Il la mit dans sa poche.

    De temps en temps elle était un peu secouée mais le contact du tissu était plutôt agréable. Après un long moment elle sentit la main enfantine venir la rechercher. Elle eut peur. Mais curieusement,  après une sorte d’hésitation, la main la déposa au milieu d’autres fruits qu’elle ne connaissait pas. Cependant le  meuble où elle était perchée sentait bon la cire. De là, elle pouvait tout voir, tout entendre ; et dans cette maison on avait l’air de parler aux pommes comme au grand père, comme aux enfants, comme au chat ! Elle resta ainsi quelques jours pendant lesquels elle eut l’impression d’être  associée à la vie de la maison. Puis, un soir,  elle fut débarrassée de sa vieille peau fripée.

    La maîtresse de maison la métamorphosa une belle tarte, chaude et parfumée. 

     



    (1) bien sûr,  elle ne savait pas qu’il s’agissait d’un « puissant désinfectant à l’arôme de lavande renforcé ».

     

     

     


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